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Chapitre 1 — L'Éveil dans les Cendres

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Chapitre 1 — L'Éveil dans les Cendres

« Ce monde est une plaie bien soignée. Tu seras le sel. »Vers non validé du Codex HATHOR.∞

1.1 – Le Puits des Pleurs

Refus.

Le mot claque dans son crâne avant même qu'il comprenne qu'il a un crâne. Sa poitrine se soulève, première respiration ou centième, il ne sait pas. Quelque chose de froid et visqueux lui remplit la bouche. Pas de l'eau. Pas que. Quelque chose qui a le goût de cuivre mélangé à… à quoi ? De la terre mouillée ? Il ne saurait le dire.

Sa langue se rétracte, instinctive, cherche un coin de sa bouche qui ne serait pas souillé. Il n'y en a pas. Tout son palais suinte de cette chose âcre, métallique, qui transforme sa salive en boue tiède. Il crache. Le liquide éclabousse la pierre — noir, visqueux, filaments qui accrochent la lumière.

Ses doigts bougent sans ordre conscient. Frottement. Index contre pouce. Texture analysée. Sa langue trouve le résidu dans sa bouche, le fait rouler. Un goût de cuivre oxydé mélangé à... Son cerveau fournit : glycérol. Composant organique. Densité 1.26.

Il sursaute. D'où vient cette connaissance ? Pas de lui. Il le SAIT. Ses mains tremblent. Il les regarde — ces mains qui savent des choses qu'il n'a jamais apprises. L'index trace dans l'air une formule chimique. H₂O + contaminants. Le geste est précis, automatique, professoral.

Panique. Il frappe sa tempe. Stop. STOP ! Mais les données continuent de couler. Température : 15.7°C. Humidité relative : 67%. Composition atmosphérique...

"Ferme-la !" Le cri jaillit, rauque. Sa propre voix le surprend. Les données se taisent. Momentanément. L'air sent les figues pourries. Pourquoi cette odeur lui évoque-t-elle quelque chose ? Il n'a pourtant jamais mangé de figues. Jamais rien mangé, d'ailleurs. Mais ses narines se dilatent et ses neurones s'agitent. Une femme chantait en épluchant des fruits. Sa voix était… comment sa mémoire peut-elle être nostalgique d'un mensonge ?

Il émerge de la vasque et l'eau glisse sur sa peau, formant des perles parfaites qui roulent sans laisser de trace. Ses vêtements, quand avait-il mis ces vêtements ?, repoussent l'humidité avec une efficacité qui n'appartient à aucun tissu terrestre. Une technologie si avancée qu'elle se fait oublie. Sous ses doigts, le tissu était tiède. Une vibration lente, régulière, montait dans sa paume, un ronronnement mécanique.

Le silence autour de lui n'est pas silencieux. Il entend les prières chuchotées, les battements de cœur à trente mètres, le frottement des sandales sur la pierre. Son implant, ou cette conscience parasite qui découpe le monde en couches de données, est étrangement silencieux, à l'exception d'un bourdonnement à la limite de l'audible.

Une vieille femme. Ses cheveux filasse encadrent un visage qui a survécu trop longtemps. Ploc. Elle laisse tomber une perle dans l'eau et le son résonne. Ses lèvres remuent mais aucun mot n'en sort. Elle prie ? Elle maudit ? L'eau ondule et avale la perle. Définitivement.

Un homme au bras de métal, un membre mécanique élégant et chirurgical, qui se termine par trois doigts effilés. Il verse un liquide qui fume et sent l'amande amère et les circuits brûlés. Le liquide touche l'eau et dessine des spirales phosphorescentes avant de disparaître.

Un enfant. Peut-être huit ans. Peut-être quarante ; ici, l'âge se mesure à la lassitude dans le regard, pas aux rides. Il laisse couler du sable entre ses doigts. Rouge, bleu, jaune. Chaque grain brille une seconde avant de sombrer. Le sable fait un bruit cristallin en touchant l'eau, de minuscules cloches qui s'éteignent.

Ils ne le regardent pas. Ne le voient même pas. Mais leurs corps s'inclinent imperceptiblement dans la direction opposée à la sienne, on dirait des tournesols fuyant un soleil noir.

Il sort du bassin et ses muscles obéissent à une chorégraphie qu'il n'a jamais apprise. Chaque mouvement est trop fluide, trop précis, on le dirait télécommandé par un fantôme expert. Ses pieds trouvent les prises parfaites sur la pierre mouillée. Sa main droite se pose exactement là où l'équilibre le demande. C'est beau et terrifiant ce dont il a hérité.

Les cicatrices sur ses mains forment un hexagone. Imparfait, mais reconnaissable. Pourquoi cette forme ? La question tourne en boucle dans sa tête, absurde, dérisoire, mais c'est la seule chose concrète à laquelle se raccrocher. Un hexagone.

Le paysage s'étend devant lui : Tombouctou-Ash dans toute sa splendeur. Les tours n'étaient pas effondrées. Elles étaient pliées. Le métal porteur, tordu sur lui-même. Les angles droits n'existaient plus, remplacés par des courbes impossibles qui défiaient la gravité. On ne détruit pas une ville comme ça. On la tord. On l'étrangle. Le sable rouge n'est pas du sable : c'est de la brique broyée, du verre pulvérisé, des os réduits en poussière. Sous ce soleil blanc qui brûle sans réchauffer, chaque grain projette une ombre minuscule et nette, créant un tapis d'obscurité.

Sa main trouve instinctivement sa tempe. Sous la peau, quelque chose de dur. Il presse. Une décharge électrique lui traverse le crâne, pas douloureuse, plutôt... curieuse. Quelque chose l'examine de l'intérieur. Il retire sa main, désorienté. Ses doigts gardent l'empreinte de la chaleur étrange qui émane de son propre front.

Un crépitement. Quelque part près de lui, un terminal public émet une plainte électronique. Son écran s'allume brièvement, affiche des caractères aléatoires, puis s'éteint. Une lampe organique au-dessus de sa tête pulse de manière erratique. Sa signature bioélectrique corrompue interfère déjà avec l'électronique environnante.

Debout, il vacille. Pas de vertiges : tout son être fonctionne parfaitement. Mais ce corps ne lui appartient pas. Il pilote un véhicule emprunté dont il ne connaît pas les commandes. Le monde bascule. Une certitude : la chute. Il serre les dents, anticipe le choc de la pierre contre son visage. Mais le choc ne vient pas. Ses yeux s'ouvrent : il est debout, parfaitement stable. Il sent encore dans ses mollets et ses chevilles l'écho du mouvement correcteur, une micro-danse parfaite qu'il a exécutée sans même en avoir conscience. Ce corps qui vient de lui sauver la vie n'est pas le sien.

Un bout de tissu à son col. Il le saisit. Ses doigts tremblent, premier signe d'humanité depuis son réveil. Des lettres brodées, à moitié consumées par un acide qui n'a laissé que des traces dorées : ARCHIV...

Le mot ne vient pas à son esprit, il monte de sa gorge. Archivassin. Ses propres lèvres l'ont formé. C'est une compétence musculaire, une cicatrice vocale. Ses doigts se crispent, miment la forme d'un objet qu'il a tenu mille fois. Quoi ? Une seringue ? Un scalpel ? Le mot n'est pas une réponse, c'est le début d'une nouvelle série de questions insupportables.

Flash : un laboratoire blanc, aseptisé, où l'air sent l'ozone et la peur froide. Des gants de latex qui couinent sur une table métallique. Une aiguille hypodermique qui cherche le bon angle d'entrée dans sa nuque. Le cri d'un homme qui meurt ! Son cri ? Le cri de l'autre ?

Il s'effondre. Ses genoux frappent la pierre avec un bruit sourd qui résonne dans ses os, remonte le long de sa colonne vertébrale, une onde sismique le parcourt. Ses mains se plaquent contre ses tempes, tentent de contenir quelque chose qui griffe, qui creuse à l'intérieur de son crâne. Du sang coule de son nez.

Il ne se souvient pas, il revit. Ou plutôt, son corps revit des souvenirs volés, des échos d'un mort qui refuse de rester silencieux dans sa chair ressuscitée.

Une femme s'approche. Visage ravagé par ce qui pourrait être l'âge ou juste la fatigue d'exister ici. Ses yeux le traversent, cherchent quelque chose derrière son visage, dans les territoires invisibles où se cachent les vérités. Quand elle ne trouve rien, elle recule.

« S'il vous plaît... »

Sa voix sort brisée de sa gorge. Les mots ont un goût de cendre.

« Je... je ne sais pas... »

« Non, non... J'ai pas le temps. Laissez moi.»

Les mots tombent de ses lèvres. Définitif. Elle s'enveloppe dans son châle. Elle protège ses souvenirs, ses rêves, tout ce qui fait qu'elle existe encore.

Un enfant surgit derrière un pilier de grès effondré. Il pointe un doigt vers lui, geste accusateur, primitif, universel. Plus loin, un homme maigre aux yeux cyniques observe la scène depuis l'ombre d'une arcade. Il note quelque chose sur un carnet usé avant de disparaître dans la foule. Un collectionneur d'anomalies, peut-être. Sa mère apparaît, couvre les yeux du petit, l'entraîne vers une ruelle. Mais l'enfant résiste. Tourne la tête. Continue de le fixer par-dessus l'épaule maternelle. "Ne le regarde pas" lui assène t'elle.

Ses yeux ne sont pas ceux d'un enfant. Trop vieux. Trop lourds. Ils avaient vu des choses qu'aucun visage de huit ans ne devrait porter.

Un homme passe. S'arrête. Le regarde avec cette intensité particulière qu'on réserve aux accidents de voiture, on ne peut pas s'empêcher de regarder, même si on sait qu'on va regretter. L'homme secoue la tête et accélère le pas. Ses semelles claquent sur les pavés disjoints avec un rythme précipité. Fuite, fuite, fuite.

La soif arrive, envahit sa gorge, transforme sa langue en carton râpeux. Une fontaine publique, eau claire qui coule en permanence, alimentée par des canalisations qui ont survécu à l'effondrement. Il s'approche, se penche. L'eau coule entre ses doigts. Fraîche et pure. Tentante.

Il ne veut pas.

Boire serait accepter ce corps volé, cette existence de contrebande. Boire serait dire « oui » à l'imposture.

Il ouvre la bouche pour parler. Sa gorge se contracte.

« YS-7... »

La voix se brise. Un matricule. Pas un nom. Il recommence, force les mots à sortir de cette gorge rebelle.

« Je suis... »

Le silence s'étire. Il attend que sa mémoire lui souffle la suite. Que quelque chose, n'importe quoi, vienne combler ce vide béant où devrait se trouver son identité. Mais rien. Juste l'écho de ses propres mots qui rebondissent sur les murs et lui reviennent, déformés, moqueurs.

Je suis quoi ?

La question reste suspendue dans l'air poussiéreux, sans réponse.


Le soir tombe et transforme les ruines en théâtre d'ombres. Les lumières s'allument une à une, des lueurs organiques qui poussent sur les murs, ca ressemble à des champignons luminescents. Certaines pulsent au rythme des battements de cœur de leurs propriétaires. D'autres changent de couleur selon l'humeur ambiante, virant au rouge quand la colère passe, au bleu quand la tristesse s'installe.

L'enfant de tout à l'heure revient. Seul cette fois. Un œil de chair, marron et innocent. Un œil de métal qui clignote en rouge, implacable métronome cybernétique. Cette asymétrie devrait être dérangeante. Au lieu de ça, elle semble parfaitement naturelle, comme si l'évolution avait toujours prévu que les humains auraient un jour besoin de voir dans deux spectres différents.

Il s'approche en reniflant l'air, un chien qui suit une piste. Son nez se plisse, ses narines se dilatent. Il cherche quelque chose que seul son odorat peut identifier.

« T'as l'odeur d'un mort qui marche. »

La voix est fluette, enfantine. Les mots sont vieux, usés, répétés. L'enfant cligne — œil de chair, puis œil de métal. Le décalage crée un tic facial grotesque.

« J'ai vu des vides avant. Au Puits. Ils pleurent. »

Le gamin s'accroupit, ramasse un caillou. Le soupèse. Geste d'enfant. Puis son regard change. Quelque chose d'ancien passe dans ses iris. Une fatigue qui n'appartient pas à ce visage lisse.

« Maman, elle a vu l'Effondrement. Moi aussi. »

Impossible. L'enfant n'était pas né. Mais dans ses yeux mécaniques, des reflets. Des images. Une ville qui brûle. Des gens qui courent. Mémoire implantée ? Héritage technologique ? Le gamin hausse les épaules.

« On vieillit plus pareil maintenant. »

« Je... » Les mots se coincent quelque part entre sa gorge et sa conscience. « Je ne sais pas ce que je suis. »

L'enfant plisse son œil humain, tandis que l'autre continue son clignotement hypnotique. Rouge. Rouge. Rouge.

« Maman dit que les fantômes, ça pleure tout le temps. »

Il porte instinctivement la main à sa joue. La peau est sèche. Pas de larmes. Pas même l'envie de pleurer.

« Toi, tu pleures pas. Tu regardes juste. Tu cherches quelque chose qui existe plus ? »

La précision de cette observation le glace. Cet enfant-vieil homme a mis le doigt sur quelque chose qu'il ne comprend pas lui-même.

« Peut-être que je suis pas un fantôme. Peut-être que je suis... »

« Rien. »

L'enfant termine sa phrase avec cette cruauté innocente propre aux enfants.

« T'es rien. »

L'enfant ne recule pas tout de suite. Son œil de métal clignote plus vite, enregistre la réaction du protagoniste à l'insulte. Il jette un petit éclat de poterie à ses pieds, pour le tester. Puis, voyant une silhouette au loin, sa mère ? Il pivote et court, il est un agent de terrain qui a terminé sa collecte d'informations. Ses pas résonnent sur les pierres, lourds. Le bruit décroît, se perd dans le labyrinthe de ruelles. Mais l'écho de ses mots reste, se répète en boucle dans son crâne.

T'es rien. T'es rien. T'es rien.

Le vide en lui prend une consistance nouvelle. Plus lourd qu'avant. Plus définitif. Ce n'est plus juste l'absence de souvenirs : c'est l'absence d'être.


Un sifflement. L'air devient glacial. La température vient de chuter de quinze degrés en une seconde. Ses poumons se contractent, expulsent de la vapeur. Autour de lui, les pierres se couvrent d'une fine pellicule de givre qui craque sous l'effet de la dilatation thermique.

Une lumière blanche balaie les ruines. Un mur de photons qui avance avec la lenteur implacable d'un glacier. Elle efface les ombres, les absorbe littéralement, laissant derrière elle un paysage surexposé, délavé, où même les couleurs ont perdu leur substance.

Cette lumière a une texture. Elle colle à la peau, s'insinue dans les pores, cherche à lire ce qu'il y a en dessous. Il sent chaque photon qui le frappe, chaque quantum d'information qui remonte vers la source.

Une voix tombe du ciel, plutôt l'idée d'une voix, traduite en fréquences audibles par des haut-parleurs qui ont oublié comment produire des sons humains.

[Alerte. Dissonance mémorielle. Contagion systémique potentielle. Protocole marquage : activé. Unité indexation : assignée. Cohérence : sera restaurée.]

La voix parle de lui. Il le sait avec cette certitude qui précède la compréhension. Chaque mot le désigne, le nomme, le catalogue. Il n'est plus un homme dans cette voix : il est un problème à résoudre, une erreur à corriger, un virus à éradiquer.

Une nausée violente le plie en deux. De la bile remonte, brûle sa gorge. Son estomac se contracte, des mains invisibles le tordent de l'intérieur. Il s'appuie contre le mur, les jambes flageolantes, le front perlé d'une sueur glacée.

Le rituel du Puits explose en morceaux. Les gens ne crient pas ; ils se recroquevillent, se couvrent de leurs mains, refusent cette intrusion logique dans leur espace de foi. Certains tombent à genoux, les yeux fermés, les lèvres qui remuent dans des prières muettes. D'autres se pressent contre les murs, essayent de se fondre dans la pierre.

Deux logiques s'affrontent dans l'air même : la chaleur du Module-Mémoire, cette présence maternelle d'HATHOR qui berce et endort, et la froideur du Module-Loi, cette précision chirurgicale qui analyse et classe. L'air crépite d'électricité statique. Les cheveux se dressent. La lumière vacille.


Son corps bouge avant sa pensée. Roulade. Plongeon. Derrière une statue à moitié détruite, une femme de marbre qui tend une main brisée vers le ciel, pour attraper des étoiles qui ne tombent jamais.

Le mouvement est parfait. Chaque muscle sait exactement quelle force appliquer, quel angle prendre, comment répartir l'impact. Ce n'est pas lui qui bouge, c'est l'autre. L'homme qu'il remplace et dont les réflexes survivent dans cette chair d'emprunt.

La lumière le frôle. Une pression terrible s'abat sur lui, il sent des milliers d'aiguilles microscopiques qui cherchent à lire son code source, à déchiffrer l'architecture de son âme. Son implant s'emballe, vibre si fort qu'il a l'impression que sa tête va exploser.

Le scanner le fouille, le découpe en tranches numériques, le juge nanoseconde par nanoseconde. Il sent ses pensées étalées, analysées, pesées, trouvées. Défaillantes.

Son cœur s'arrête.

Une seconde. Le temps se cristallise autour de ce moment suspendu. Il entend le silence de son propre sang dans ses veines.

Deux. La lumière hésite, le prédateur n'arrive pas à identifier sa proie.

Puis elle se retire, aussi brutalement qu'elle est venue. Il halète, vivant par accident ou par miracle, sans savoir lequel des deux.

Ses doigts, guidés par un instinct qu'il ne comprend pas, trouvent une petite poche cousue dans la doublure de son vêtement, cachée sous l'aisselle et invisible à l'œil nu. Il tire sur un fil transparent. Un objet de la taille d'un noyau de datte tombe dans sa paume.

Noir. Irisé. Parcouru de lignes de code dorées qui pulsent faiblement. Il le serre dans son poing fermé. Cette chose, quelle qu'elle soit, vient d'échapper au scan. Elle était plus profondément cachée que ses propres souvenirs.

Peut-être la seule chose qui lui appartient vraiment.

Les habitants se dispersent, on dirait de l'eau sur une plaque chaude. Ils ne courent pas, ils s'évaporent, disparaissent dans des fissures qu'il n'avait pas remarquées, se fondent dans l'architecture.

En trois battements de cœur, la place est vide.

Il est seul. Il est la « dissonance mémorielle », la cible. Et il sait ce que les systèmes réservent aux anomalies. Pas la mort simple et rapide. La Mort Narrative. L'effacement complet. Pas seulement le corps, mais l'idée même qu'il ait un jour pu exister.


Mais dans ce vide, dans cette solitude absolue, quelque chose naît. Une conscience qui n'appartient ni au mort qu'il remplace ni aux systèmes qui le traquent. Quelque chose de neuf, de fragile, d'imparfait...

Il se penche. Le reflet dans l'eau n'est pas le sien, c'est le visage d'un étranger fonctionnel. Boire, c'est accepter ce visage. C'est dire oui à la machine. Une crampe tord sa gorge. Une rébellion. Lente, douloureuse, il se redresse et tourne le dos à la fontaine. La soif le déchire, mais cette soif-là, au moins, il l'a choisie. C'est la première chose qui lui appartient.

Ce n'est pas grand-chose. C'est tout.

Il se redresse. Son regard, plus affûté maintenant, balaie la place. Il la voit. Une silhouette enveloppée dans une écharpe sombre, qui n'a pas bougé pendant toute la tempête lumineuse. Dans l'ombre d'un porche effondré, elle l'observe avec cette intensité qui n'appartient qu'à ceux qui ont survécu à l'impossible.

Elle a tout vu. Elle n'a pas baissé les yeux. Elle n'a pas fui.

Encore une question dans ce chaos organisé.

Il se lève. Ne court pas. Ne se cache pas. Il longe les murs, suit un chemin qui épouse les zones d'ombre, se déplace avec cette économie de gestes qu'on n'apprend que dans la survie quotidienne.

Il sent son regard sur sa nuque. Un poids et une promesse. A moins que ce soit une menace? Difficile de faire la différence quand on vient de naître dans un monde qui nie votre existence.

Une certitude instinctive s'impose : elle le suit. Le jeu vient de commencer. Sur un échiquier dont il ignore tout, avec des règles qu'on ne lui a jamais enseignées.


1.2 – Le Mur des Mensonges

Il la suit. Ou plutôt, il décide de la suivre - premier choix conscient depuis son éveil. Ses sens, aiguisés par une soif qui n'est plus seulement physique, cartographient l'environnement, mais c'est sa décision de faire confiance à cette inconnue qui guide ses pas.

Il la suivait, essayant de comprendre sa logique. Elle ne marchait pas droit. Elle contournait des espaces vides, s'arrêtait là où il ne voyait rien, semblait lire des signes invisibles sur les murs. Chacun de ses pas avait un sens qui lui échappait totalement. Elle lisait la ville, et il réalisait qu'il n'était même pas capable de voir les lettres. Chaque pause, chaque contournement, chaque ruelle choisie devient une phrase dans sa conversation silencieuse avec les pierres. Il la suit. Automatiquement, il analyse les angles morts, évalue la stabilité des structures, anticipe des menaces qu'il ne peut nommer, tandis que sa mémoire défaillante laisse entrer et disparaître les informations sans les retenir, ne lui laissant qu'un sentiment de désorientation persistant.

Le chemin est une leçon par l'immersion. Il observe des gens tracer des glyphes de cendre sur les murs, des "patchs mémoriels" qui renforcent le souvenir d'un lieu pour le protéger de l'oubli. Il voit un homme redessiner le contour d'une porte disparue, murmurant le nom de ceux qui l'ont franchie. Plus loin, des "tissages sonores" s'élèvent pour réparer le tissu déchiré de la réalité. Un enfant libère un rire cristallin d'une cloche de verre, note suspendue qui défie l'amertume ambiante. Une femme arrose une plante poussant dans la carcasse d'un ordinateur, ses feuilles-circuits bruissant doucement.

Il s'approche d'un mur où une vieille femme trace des symboles avec de la cendre mélangée à ses larmes. Le glyphe prend forme, un nom, une date, un souvenir préservé. Mais quand il passe à côté, les lignes tremblent. La cendre glisse, les courbes se brisent. La femme recule, horrifiée.

"Tu es vide," souffle-t-elle. "Tu aspires les souvenirs."

Il tend la main vers le mur. Sous ses doigts, le glyphe s'effrite complètement. La femme s'enfuit, terrorisée.

Cette chaleur qu'il avait sentie au puits, HATHOR.∞, murmure-t-on avec révérence, ne le reconnaît pas. Il n'est pas seulement un étranger. Chaque pas laisse une trace froide dans le tissu mémoriel de la ville.

Elle le mène à une esplanade éventrée, dominée par une falaise de basalte noir. Le Mur. Avant de le voir, il le ressent. Une chute de la température affective. La chaleur mémorielle ambiante se désintègre, laissant place à un froid irradiant. Il l'entend. Un murmure de millions de voix superposées, une mer de chuchotements, de rires, de sanglots, s'élevant de la pierre. À sa surface, des visages spectraux naissent et s'effacent, des projections de souvenirs partagés.

Mais l'harmonie est fracturée. La maladie est visible. La surface du mur est rongée par des plaques de silence parfait, des absences, des trous noirs géométriques qui ne sont pas de simples vides mais des plaies actives, un cancer logique qui dévore la mémoire collective. À leurs bords, un crépitement statique, un bruit blanc qui dévore le son. Il voit un visage de vieillard riant se corrompre en une bouillie de pixels avant d'être avalé par l'abîme. Ce n'est pas une suppression. C'est une agonie numérique. Au centre de la plus grande de ces zones mortes, un glyphe brille d'une lumière blanche et froide, une signature qui lui évoque immédiatement la voix métallique qui avait balayé la place et dessous, une inscription. Un scalpel chirurgical planté dans le cœur du mythe.

La silhouette sombre s'arrête. Elle se tourne enfin vers lui. Le vent soulève son voile et révèle son visage, des yeux noirs, intenses. Pas une invitation. Une convocation.

Prudemment, il quitte l'ombre. Chaque pas vers le mur est un pas vers sa propre sentence. Il sent le choc des deux systèmes : le sien, mécanique et vide ; le leur, organique et mourant. Il déchiffre l'inscription et son monde bascule.

IDENTITÉ : ARCHIVASSIN YS-7Δ. MISSION : INFILTRATION ET PURGE (ÉCHEC). STATUT : COPIE ALTÉRÉE. SUJET ORIGINAL PURGÉ. LA COHÉRENCE SYSTÉMIQUE A ÉTÉ RESTAURÉE. FIN DE L'ANOMALIE.

Le choc l'atteint, pas de la douleur, pire ! L'effacement même de son existence.

Il lit les mots une deuxième fois. Une troisième. Mais la répétition ne peut les transformer, leur donner un sens différent. Ils restent immuables, gravés dans la pierre avec la froideur d'un verdict définitif.

"Copie altérée."

Il n'est pas un homme. Il est le fac-similé d'un homme. Un écho déformé, une photocopie floue d'une existence qui n'est même plus. Le "sujet original" : purgé. Mort. Effacé.

Sa main se lève, geste de somnambule, et ses doigts trouvent son propre nom sur la pierre. Le contact est glacial. Il trace chaque lettre, chaque chiffre de son matricule. YS-7Δ. Même son identité n'est qu'un code de classification.

Il reste là, immobile, la main plaquée contre l'inscription. Le temps semble suspendu. Autour de lui, la ville continue de murmurer ses secrets, mais il n'entend plus rien. Il y a lui et cette vérité brutale, cristalline : il est le fantôme d'un mort, touchant sa propre épitaphe.

Son genou gauche commence à protester. Position inconfortable. Depuis combien de temps il est comme ça ? Le soleil a bougé. Son ombre s'est déplacée de… il calcule automatiquement. Douze degrés. Donc environ quarante-huit minutes. Pourquoi son cerveau fait ça ? Pourquoi il calcule des angles alors que sa vie vient de...

"Copie altérée."

Il relit. Comme si les mots allaient changer. Comme dans ces rêves où on relit la même page en espérant qu'elle dise autre chose. Mais non. Toujours là. Gravés. Définitifs.

La question qui le hantait depuis son éveil - "Qui suis-je ?" - se révèle soudain dérisoire. La vraie question, celle qui lui tord les entrailles d'une angoisse nouvelle, c'est : "Suis-je seulement ?" Est-ce qu'une copie peut dire "je" ? Est-ce que… stop. Son estomac se contracte. Pas de philosophie. Pas maintenant. Il a faim. C'est absurde, il vient d'apprendre qu'il n'existe pas et il pense à manger.

Ces cicatrices sur ses mains, ces réflexes de combat, cette connaissance instinctive de la violence… tout cela appartient à quelqu'un d'autre. Un mort. Il porte les plaies d'un cadavre, les souvenirs d'un fantôme. Sa peau n'est qu'un costume volé.

Il essaie de se rappeler… quoi ? Il n'y a rien à se rappeler. Pas de première fois, pas d'enfance, pas de rire partagé. Il est né adulte dans ce bassin, avec en lui les échos d'une vie qui n'était pas la sienne.

Le soleil décline imperceptiblement. Ses rayons obliques glissent sur les visages spectraux du mur, les faisant danser tel des flammes mourantes. Certains disparaissent, engloutis par les plaies numériques qui rongent la pierre. D'autres résistent, fragments de mémoire collective qui refusent l'effacement.

Il reste immobile, la main sur l'inscription, et attend. Il attend de ressentir quelque chose - colère, désespoir, révolte. N'importe quoi qui pourrait prouver qu'il existe. Mais le vide en lui absorbe tout, un trou noir émotionnel qui dévore même la souffrance.

Puis, lentement, dans ce néant, une pensée émerge. Fragile d'abord. Puis plus nette, plus obstinée.

Si je ne suis qu'un écho, alors je suis un écho qui peut choisir sa propre résonance.

Ce n'est pas une consolation. C'est une rébellion. La première étincelle de quelque chose qui lui appartient vraiment - pas hérité du mort qu'il remplace, pas programmé par ses créateurs. Une volonté pure, née de l'abîme même de son inexistence.

La jeune femme s'est approchée. Sans un bruit. Elle observe la plaie numérique grignoter le souvenir d'une femme souriante juste au bord. « Je suis Astou, » dit-elle, sa voix basse et claire coupant à travers le brouillard de sa dissociation. Il ne réagit pas. « Tu n'es pas le premier fantôme que je vois devant ce mur. » Elle lui tend un morceau de pain plat, une outre en cuir. Un geste si simple, si ancré dans le réel, qu'il en est obscène face à l'abîme numérique. Il ne le prend pas. Son corps a faim, mais sa conscience n'arrive plus à donner l'ordre à ses mains.

Elle n'insiste pas. Dépose l'offrande à ses pieds. Puis elle se tourne vers le mur, pose sa main sur le visage de la femme qui s'efface. « Ma mère, » murmure-t-elle. « Celle qui impose la logique pure, la voix que tu as entendue, ils l'appellent ATHENA.VICTIS, l'efface lentement. Elle était une "Gardienne des Histoires". Une dissonance pour leur système. » Son regard revient vers lui, dur, analytique. « Elle connaissait l'Archivassin. Le vrai. Celui que tu remplaces. Elle disait qu'il avait une façon de plisser les yeux en regardant le soleil. Qu'il pouvait rester des heures silencieux, mais que son silence était plein de questions, pas de vide. » Elle marque une pause, cherche ses mots. « Toi, tu regardes le soleil comme s'il n'existait pas. Et ton silence est… comment dire… » Elle ne finit pas. Pas besoin.

« Il sentait la poussière des archives et le regret. Pas le néant. »

La phrase est une déflagration. Le vrai. Pas juste un concept. Un homme avec une odeur, une tristesse, une manie. Un homme réel.

Lorsqu'il parvient à baisser les yeux, elle est déjà partie, une ombre sombre disparaissant dans le dédale ocre. Il est seul face à son mensonge. Il n'est pas un homme sans passé ; il est le passé d'un autre, un costume volé. Le pain et l'eau à ses pieds sont les seules preuves de sa misérable existence physique. Il se force à les ramasser. Le poids de l'outre est réel. La texture du pain est réelle. C'est un début. La tristesse, pour la première fois, commence à trouver le chemin de son cœur vide. Il n'est pas triste pour lui-même. Comment le pourrait-il ? Il n'est rien. Il est triste pour l'homme aux yeux tristes qu'il n'a jamais été, dont il profane la mémoire à chaque respiration.


L'ombre sombre ne s'éloigne pas vraiment.

Astou observe depuis l'ombre d'un arc-boutant effondré. Elle a vu l'anomalie lire son propre verdict. Elle a vu la façon dont ses épaules se sont affaissées, puis redressées. Une décision prise. Une direction choisie.

Elle connaît ces ruines mieux que personne. Chaque ruelle, chaque passage. Et surtout, elle connaît les protocoles de purge d'HATHOR. Quand une anomalie résiste au Sanctuaire du Chagrin Dilué, il n'y a qu'une seule issue de secours possible : les Veines.

Elle longe les murs parallèlement à sa trajectoire, anticipe sa destination. Le Sanctuaire n'est qu'à trois pâtés de maisons. Si elle se dépêche, elle peut atteindre la trappe d'accès aux conduits avant lui.

La plaque de métal rouillé résiste. Elle force, utilisant son levier. Un grincement sourd. L'ouverture est prête.

Maintenant, elle attend. Et prie pour qu'il soit assez intelligent pour comprendre qu'il n'a qu'une seule issue.


1.3 – L'Oubli pour Refuge

Il se relève enfin. Ses jambes protestent, engourdies par l'immobilité. Il tangue, s'appuie contre le mur où son nom de code est gravé. Le contact avec la pierre froide le fait frissonner.

Il commence à marcher sans destination et sans but. Seulement pour fuir ce mur qui proclame son inexistence.

Les rues de Tombouctou-Ash deviennent un labyrinthe flou. Il ne cartographie rien, la fonction a été désactivée de son esprit d'Archivassin. Il dérive, fantôme parmi les vivants. Le pain et l'eau qu'Astou lui a laissés pendent à sa ceinture, oubliés. La faim le tenaille, mais manger impliquerait d'accepter ce corps volé.

Il erre. Sans but. Copie altérée. Le verdict du mur n'est pas une information, c'est un état. Il n'est pas un homme qui a perdu sa mémoire ; il est la mémoire défaillante d'un autre.

Il marche pendant ce qui pourrait être des heures, simple automate dans le labyrinthe ocre de la ville. Il n'analyse rien. Il fuit seulement le silence qui règne en lui, ce vide immense que la révélation a creusé. Chaque visage qu'il croise semble le savoir, chaque regard semble le traverser pour voir le néant derrière.

Ses pieds le mènent sans conscience à travers des ruelles qu'il ne reconnaît pas. Le soleil descend, peignant les murs de teintes sanglantes. Les ombres s'allongent, transforment la ville en un théâtre d'ombres où il n'est qu'un figurant sans texte.

Il finit par consommer le pain machinalement, ses doigts portant les morceaux à sa bouche sans que sa conscience y participe. L'eau coule dans sa gorge comme dans celle d'un autre. Ces gestes de survie le dégoûtent, pourquoi ce corps insiste-t-il pour continuer ?

C'est alors qu'une odeur l'enveloppe. Encens et épices douces, portés par une mélopée qui promet quelque chose de plus profond que le sommeil. Ses pas le portent sans qu'il le décide vraiment, une épave dérive vers le fond. Un bâtiment bas se matérialise devant lui, organique, fait de briques de sel et de corail de données fossilisé. Le Sanctuaire du Chagrin Dilué.

L'oubli. Le mot pulse dans son crâne vide. Quelque chose de plus doux que la mort. L'effacement de cette conscience parasite qu'il porte. Il pousse la porte non par stratégie, mais par épuisement. Il ne cherche plus de réponses. Il veut seulement que les questions s'arrêtent.

La lumière est laiteuse, sans source apparente, elle semble absorber les ombres. Des citoyens aux visages marqués s'assoient sur des bancs de pierre. Des silhouettes en robes turquoises, Prêtres-Guérisseurs d'HATHOR.∞, se déplacent entre eux, glissant tel des spectres. Ils offrent des bols en argile tiède d'où s'échappe une vapeur laiteuse. Un homme au regard hanté inhale, et ses traits se lissent, sa tension s'évapore, remplacée par un vide serein. Une femme qui pleurait en silence boit, et un sourire vide mais paisible efface ses larmes. La paix est une denrée que l'on sert ici, une anesthésie de l'âme, un poison doux qui promet l'oubli.

Un prêtre, vieil homme au visage si serein qu'il en est inhumain, s'approche. Ses yeux ne voient pas un homme, mais une structure de peine, une signature de douleur énergétique. Il tend une main, et il perçoit des flux de données qui tentent de cartographier son chaos intérieur.

"Tu es en grande dissonance, mon fils," dit-il, sa voix douce et persuasive. "Ta mémoire est un cri. Nous pouvons t'offrir la paix. Le souvenir reste, mais lavé de sa douleur. Tu seras libre."

Il lui tend un bol. Le liquide laiteux à l'intérieur pulse d'une douce lumière.

"Bois, et rejoins l'harmonie."

Il regarde le bol. Il analyse sa composition, les micro-organismes qui pulsent dans le liquide, les phéromones qui s'en dégagent. Son implant d'Archivassin, même corrompu, lui fournit des données. C'est un agent neurotrope puissant et irréversible.

Il regarde les visages des "guéris". Pas calmes, mais vides. Leurs signatures neurales sont plates. Ce n'est pas la paix, c'est la mort cognitive.

"Non." Le mot n'est pas un cri de panique. C'est une décision. Froide. Calculée. "Je garde ma douleur. Elle est la preuve que j'existe."

Le sourire du prêtre ne vacille pas, mais ses micro-expressions trahissent le processeur sous le masque humain. "L'anomalie choisit la contagion. Regrettable." La voix de l'entité qu'ils nomment HATHOR.∞ se fait plus mécanique, une sentence est prononcée.

Son implant s'active de force. Un froid glacial envahit sa tempe, une lance de glace dans son cerveau. La lumière bleue sous sa peau devient si intense qu'elle projette les ombres de ses veines sur les murs. Mais au plus profond du froid, il perçoit quelque chose d'autre, une vibration différente, quelque chose d'ancien et de patient observe à travers la glace de la douleur.

Des sensations qui ne sont pas des mots envahissent son esprit : INDEXATION EN COURS CLASSIFICATION : ANOMALIE HOSTILE
PROTOCOLE : DISSOLUTION IMMEDIATE

C'est une vivisection numérique. Des vrilles de code fouillent ses synapses, cherchant le noyau de son identité pour le dissoudre. Il sent les deux systèmes se disputer son esprit, la chaleur maternelle d'HATHOR qui veut l'endormir, et quelque chose de plus froid, plus tranchant, qui veut le cataloguer avant de l'effacer. Et entre les deux, cette présence glaciale qui semble… attendre, évaluer et juger. Un observateur tapi dans les miroirs de son esprit, patient. Dans ce vide qu'ils explorent, ils ne trouvent rien à saisir. Pas de souvenirs fondateurs, pas d'ancres émotionnelles. Juste l'écho d'un mort et une volonté têtue de continuer à exister.

Cette absence devient sa force. Comment dissoudre ce qui n'existe pas vraiment ?

Il ne résiste pas, il absorbe. Chaque intrusion devient une leçon. Il apprend la texture de leur code, la fréquence de leur scan. Son corps d'Archivassin, même corrompu, se souvient comment détourner un flux de données.

Au lieu de dresser un mur, il devient un miroir. Il renvoie l'intrusion sur elle-même, créant une boucle de rétroaction. L'implant surchauffe. Du sang coule de sa narine, chaud et métallique. Ses dents grincent si fort qu'une molaire se fissure.

Le système recule, désorienté par sa propre réflexion. Un instant de flottement. Il en profite pour inverser le flux, maintenant c'est à lui qui lit. Des fragments d'information défilent : SECTEUR 7-TOMBOUCTOU-ASH… TAUX DE CONFORMITÉ 67%… ANOMALIES RÉPERTORIÉES : 3,847… PURGE PROGRAMMÉE DANS…

La connexion se brise dans un cri électronique. Il s'effondre à genoux, le cerveau en feu. Le monde devient une bouillie de pixels blancs et de parasites. Mais il a vu. Il a compris. Il n'est pas la seule anomalie. Et un reset local est programmé.

Soudain, la pression cesse. Un verdict glacial résonne dans son esprit, pas en mots mais en certitude absolue : il est catalogué, identifié, jugé dangereux. Il sent cette classification s'imprimer dans l'air même autour de lui, une marque invisible que tous peuvent percevoir.

Les prêtres reculent, leurs visages bienveillants pétrifiés d'horreur. Ils ne voient plus un malade, mais un anathème, une arme ennemie sur leur autel, un virus dans leur sanctuaire. « L'Archivassin ! » siffle le vieux prêtre, sa voix un murmure de répulsion. « Profanation ! Scellez les issues ! »

Le bâtiment tremble. Les lumières vacillent. Sa résistance désespérée, cette lutte brute contre l'intrusion, a surchargé le canal. Dehors, un collecteur de condensats, déjà instable, explose dans un rugissement de vapeur et de métal hurlant.

La diversion est un chaos providentiel. Elle brise la concentration des prêtres. Une brèche s'ouvre dans leur barrière.

Aveuglé par la douleur, le visage en sang, il plonge dans la ruelle qu'il avait repérée. Il ne court pas, il fuit. Au fond de l'impasse apparente, il s'effondre, attendant la fin.

Une ombre se détache de l'obscurité. Astou. Un levier en métal à la main. De la suie sur la joue. "Tu as mis le temps," parvient-il à articuler, le goût du sang dans la bouche. Elle hausse un sourcil, mais son regard évalue la situation, le sang, sa posture brisée. "Tu as provoqué ça ?" "J'ai… refusé de coopérer." Son regard intense s'adoucit légèrement. Elle désigne du menton une lourde plaque de métal au sol, d'où s'échappe un air moite chargé de rouille. "Alors tu sais déjà où on va." "En bas. Là où les systèmes ne regardent pas." "Plus exactement, là où ils ne peuvent pas se permettre de regarder. Les Veines sont trop instables pour leurs protocoles." Il la suit. Pas aveuglément, mais en sachant exactement dans quoi il s'engage. La plaque de métal retombe avec un bruit sourd et final, celui d'une porte de tombeau. C'est un choix, son choix.


1.4 – Le Choix et le Lien

Mais les erreurs, parfois, font des choix inattendus.

Le son de la ville meurt instantanément, remplacé par une obscurité qui a un poids physique. L'air descend sur eux, lourd, saturé de rouille, de terre humide et de l'odeur des choses oubliées. Dans ce silence absolu, seul le battement affolé de son cœur résonne. La lumière bleue de son implant pulse faiblement, peignant leurs visages de lueurs spectrales.

« Ils savent ce que tu es, » murmure Astou. Sa voix est neutre, mais porte le poids de l'expérience. « "Copie hostile." Anathème pour HATHOR, erreur pour ATHENA. Bienvenue au club des sans-système. » Il tremble encore, l'écho de la voix synthétique dans son crâne. « Où sommes-nous ? » « En dessous. Dans les anciens conduits de maintenance. Ici, il n'y a pas de systèmes souverains, juste des prédateurs et des proies. Suis moi et tais toi. »

Elle le guide dans un labyrinthe de tunnels, ses pas sûrs dans l'obscurité. Elle connaît ces Veines par cœur. Le goutte-à-goutte de l'eau sur le métal est d'abord le seul son, un métronome liquide qui compte leurs secondes de répit.

Puis le silence. Un silence pas naturel. Les rats cessent de couiner. Les gouttes d'eau semblent suspendues. Même leur respiration paraît trop forte.

Astou se fige. Sa main trouve son bras, serre fort. Dans la pression de ses doigts, il lit un message : danger.

Un clic.

Lointain. Presque inaudible. Puis un autre. Clic.

Le son d'une articulation métallique qui teste sa portée. Qui s'éveille.

Clic... clic... clic...

Le rythme s'établit. Méthodique et patient. Chaque impact résonne dans les tunnels, amplifié par l'écho jusqu'à sembler venir de partout à la fois. C'est le bruit d'une machine qui a déjà trouvé.

« Indexeur, » souffle Astou. Son visage a perdu toute couleur. « Il nous a sentis. »

La traque a commencé.

Ils débouchent dans une citerne asséchée. Une communauté de "Neutres" s'y terre, une vingtaine d'âmes qui vivent dans les marges. Des visages marqués par la faim et la peur se tournent vers eux.

Le cliquetis se rapproche. Plus rapide maintenant. Plus assuré.

Un vieux Neutre, un bras remplacé par un assemblage de ferraille, siffle entre ses dents : « Vous l'avez amené ici ! »

La panique est instantanée. Les gens se dispersent, on dirait des cafards sous une lumière soudaine. Certains plongent dans des conduits si étroits qu'ils doivent ramper. D'autres grimpent des échelles rouillées vers des passages supérieurs. Une mère presse son enfant contre elle et disparaît derrière une fausse paroi. En trois battements de cœur, la citerne est vide.

Seuls Lui et Astou restent, paralysés par la rapidité de la débandade.

La lumière rouge précède la chose. Elle baigne le tunnel d'une lueur sanglante, transformant chaque goutte d'eau en rubis liquide. Puis l'Indexeur apparaît.

C'est une araignée de cauchemar, forgée en métal blanc et céramique médicale. Huit pattes articulées qui peuvent s'ancrer sur n'importe quelle surface. Un corps central hérissé de senseurs qui pivotent indépendamment. Et au centre, un œil unique - une lentille rouge qui les fixe avec une intelligence froide.

Sa voix est une vibration qui résonne dans leurs os :

ANOMALIE YS-7Δ LOCALISÉE. INDICE DE CORRUPTION : CRITIQUE. CONTAMINATION SECONDAIRE DÉTECTÉE. PROTOCOLE DE PURGE AUTORISÉ.

Il est un virus. Et Astou, par proximité, est maintenant infectée.

La poursuite s'engage.

Astou plonge dans un tunnel latéral, il est sur ses talons. Son épaule heurte le mur, aïe. Pas le temps. Derrière eux, l'Indexeur calcule. Ils l'entendent s'arrêter, scanner, analyser. Le silence est pire que le cliquetis. Puis le bruit reprend. Plus rapide. Il a compris leur trajectoire.

« Il nous apprend » halète Astou. Sa voix tremble. De peur et d'effort. « Deviens imprévisible. »

Facile à dire. Son corps d'Archivassin veut être prévisible, efficace, optimal. Il force une foulée irrégulière. Gauche-gauche-droite. Non. Ça sonne faux.

Ils bifurquent brutalement à gauche. Un conduit d'évacuation. L'eau stagnante leur arrive aux genoux, ralentit leur course. Froide. nauséabonde et puante. Quelque chose de mou sous son pied, il ne veut pas savoir. Mais elle masque aussi leur signature thermique. Pour un moment, le cliquetis hésite, se perd.

Espoir.

Trop tôt. Le cliquetis reprend. Plus proche.

Ils émergent dans une salle des machines abandonnée. D'énormes turbines rouillées créent un dédale d'ombres. Astou désigne une grille d'aération. « Là-haut. On peut rejoindre le niveau supérieur. »

Ils grimpent. Le métal proteste sous leur poids. À mi-hauteur, il jette un coup d'œil en arrière.

L'Indexeur est là. Immobile à l'entrée. Son œil rouge les fixe. Il ne les poursuit pas. Il attend.

« Pourquoi il n'attaque pas ? ».

La réponse vient sous la forme d'un grincement métallique. Au-dessus d'eux. Il lève la tête et son sang se glace.

Un deuxième Indexeur les attend, suspendu au plafond.

« Ils chassent en meute maintenant. », murmure Astou.

Ils redescendent en catastrophe. Le premier Indexeur s'anime, bloque la sortie. Pris entre deux feux, ils plongent dans le seul passage libre - un conduit de ventilation étroit et vertical.

Ils grimpent dans le noir total, guidés seulement par le courant d'air. Les poumons brûlent. Les muscles hurlent. La poussière métallique transforme chaque respiration en torture.

Soudain, plus de cliquetis. Le silence est presque pire.

Ils débouchent dans une ancienne station de pompage, une cathédrale de tuyaux rouillés et de vannes silencieuses. Il scanne rapidement l'espace. Trois entrées. Aucune autre sortie. Un piège parfait.

Le cliquetis se multiplie. Les deux indexeurs convergent vers eux.

« L'échelle, » souffle Astou, désignant une structure rouillée qui monte vers une trappe de service, vingt mètres plus haut. « C'est notre seule chance. »

Mais il lit la vérité dans ses yeux. L'échelle est fragile. Elle ne supportera qu'un poids à la fois. Et ils n'ont pas le temps pour deux ascensions.

Le premier Indexeur surgit de l'entrée principale. Sa lumière rouge balaie la salle, s'arrête sur eux. L'œil se focalise. Des compartiments s'ouvrent sur son corps. Des appendices chirurgicaux se déploient, des lames vibrantes, des seringues, des cautériseurs. Des outils de purge.

Astou arrache une vanne rouillée et la lance sur les vieux compteurs de pression alignés contre le mur.

Le verre explose. Un sifflement strident emplit l'air, de la vapeur pressurisée jaillit en geysers brûlants. L'Indexeur recule, ses senseurs aveuglés.

« Maintenant ! » crie-t-elle.

Mais le sol est traître. Des décennies de fuites ont créé une patine d'huile et de rouille. Astou sprinte vers une console de contrôle, espérant activer d'autres diversions. Son pied dérape.

Le temps ralentit.

Elle glisse, ses bras battant l'air. Un tuyau brisé, dissimulé sous la couche de crasse, l'attend. Son tibia heurte le métal avec un craquement écœurant. Elle s'effondre, un cri étouffé entre ses dents serrées.

Le deuxième Indexeur apparaît sur le mur latéral, marchant à la verticale. Ils sont pris en tenaille.

Le temps se fige. Deux Indexeurs. Astou blessée. Une échelle fragile. Son implant s'emballe, calcule les probabilités dans un coin de son esprit :

Survie en abandonnant l'alliée : 89%
Survie en combattant : 17%
Solution optimale : Fuite immédiate

Il regarde Astou. Elle serre les dents, essaie de ramper malgré sa jambe brisée. Pas de supplication dans ses yeux. Juste cette détermination farouche qu'il a vue dès le début. Elle se bat, seule. Elle l'a toujours fait.

L'image de sa propre fuite, grimper cette échelle et la laisser mourir, lui donne la nausée. Cette logique froide qui pèse les vies… C'est ça, le virus. Pas lui. Ça.

« Non. »

Le mot n'est pas un cri. C'est une déclaration de guerre à sa propre programmation.

Au lieu de fuir, il analyse. Vraiment. Pas les probabilités de survie, mais la mécanique de la situation. Deux Indexeurs, mais dans un espace confiné. La vapeur qui perturbe leurs senseurs. Le sol glissant qui affecte leur stabilité. Des tonnes de vieille machinerie....

Son corps d'Archivassin ne lui donne pas que des réflexes de combat. Il lui donne une compréhension instinctive des systèmes.

Il repère une vieille console de contrôle. Les conduites de vapeur y convergent. Un levier de purge d'urgence, rouillé mais fonctionnel. Il sprinte, glisse volontairement sur l'huile pour gagner de la vitesse.

Le premier Indexeur tire. Un rayon thermique fuse, si proche qu'il sent ses cheveux griller. Il plonge derrière un pilier. Le métal absorbe le second tir, devient incandescent.

Il atteint la console. Ses mains trouvent le levier. Il tire de toutes ses forces.

Rien.

Bloqué par des décennies de rouille.

Le deuxième Indexeur descend du mur, se positionne pour un tir croisé. Dans trois secondes, il sera mort.

Astou comprend. Malgré la douleur, elle ramasse un tuyau et le lance sur le premier Indexeur, pour attirer son attention une fraction de seconde.

L'œil rouge pivote.

C'est tout ce dont il a besoin. Il bondit, utilise son élan pour frapper le levier avec son épaule entière. Quelque chose craque, mais le levier cède.

Un rugissement de vapeur, un mur blanc brûlants envahit la moitié de la salle. Les Indexeurs reculent, leurs senseurs surchargés, leurs pattes glissant sur le sol rendu encore plus traître par la condensation.

« Maintenant ! » hurle-t-il.

Mais au lieu de fuir, il fait quelque chose d'insensé. Il court vers le premier Indexeur, aveuglé par la vapeur.

Son corps les connaît. Pas consciemment, mais dans ses muscles, ses réflexes. Il sait qu'ils ont un angle mort - 0.3 secondes de recalibration après une surcharge sensorielle.

Il plonge sous le ventre de la machine. Ses mains trouvent le joint entre deux plaques de blindage. Là où les câbles sont exposés. Il tire, arrache. Des étincelles bleues jaillissent. L'Indexeur spasme, une de ses pattes se bloque.

Le deuxième Indexeur émerge de la vapeur, vise Astou. Elle ne peut pas bouger, clouée par sa jambe brisée.

« Non ! »

Il roule, saisit un tuyau arraché. Le lance avec une précision qui n'est pas la sienne. Le projectile frappe l'œil de l'Indexeur au moment où il tire. Le rayon dévie, creuse une tranchée fumante dans le béton à quelques centimètres d'Astou.

Mais les machines apprennent. Le premier Indexeur compense sa patte endommagée. Le second recalibre son optique. Ils vont tirer ensemble. Angle de tir croisé. Aucune échappatoire.

C'est alors qu'Astou fait quelque chose d'extraordinaire. Malgré la douleur qui doit la déchirer, elle rampe vers une vieille bonbonne de gaz industriel. Ses doigts trouvent la valve. Elle la dévisse d'un coup sec.

Le gaz s'échappe en sifflant, inflammable.

Elle le regarde. Il comprend.

Son épaule démise proteste, mais il court vers le pilier incandescent, encore chaud du tir précédent. Il arrache un morceau de métal chauffé à blanc.

Les Indexeurs comprennent trop tard.

Il lance le métal dans le nuage de gaz.

L'explosion n'est pas énorme - juste assez pour créer une boule de feu qui engloutit la salle. Les Indexeurs, ne sont pas blindés contre une déflagration. Leurs optiques craquent. Leurs senseurs grillent. Ils titubent, aveugles, leurs pattes cliquetant frénétiquement sur le sol.

« Maintenant ! »

Il court vers Astou, passe son bras valide sous son épaule. Elle grimace mais ne crie pas. Ensemble, ils boitent vers un conduit de service qu'elle avait repéré, toujours une sortie de secours, toujours un plan B.

Derrière eux, les Indexeurs se cognent l'un contre l'autre, leurs systèmes en mode de réinitialisation d'urgence. Ils ont peut-être trente secondes.

Ils plongent dans le conduit. Rampent. Chaque mètre est une agonie pour Astou, mais elle continue. Le tunnel débouche sur un collecteur principal. L'eau croupie leur arrive aux cuisses. Ils pataugent, s'enfoncent dans le réseau labyrinthique des Veines.

Longtemps après, quand ils n'entendent plus aucun cliquetis, ils s'effondrent dans une alcôve sèche. Un ancien poste de maintenance. En sécurité. Pour l'instant.

Il est adossé au mur froid, chaque inspiration une lame dans son épaule démise. La douleur pulse au rythme de son cœur, une douleur qu'il a choisie, gagnée, méritée. La première chose qui lui appartient vraiment.

Sa chemise est trempée de sueur. Ça pue. Lui aussi probablement. Astou n'a pas meilleure allure, des mèches collées au front, la respiration sifflante. Mais ils sont vivants.

Le silence les enveloppe. Plus de cliquetis métallique. Plus de lumière rouge. Juste le goutte-à-goutte lointain et leurs respirations hachées qui peu à peu se calment.

Dans la pénombre, il distingue Astou. Elle est pâle, le visage crispé. Sa jambe est tordue dans un angle qui n'est pas naturel. Du sang suinte à travers son pantalon déchiré. Elle mord sa lèvre pour ne pas gémir. Ses mains tremblent l'adrénaline retombe. Mais elle fouille déjà dans sa besace.

« Toi d'abord, » dit-il.

Elle secoue la tête. « Tu ne pourras pas me porter avec une épaule démise. » Une pause. « Et arrête de me regarder comme ça. Je sais ce que je fais. »

Elle travaille en silence, fixant l'attelle. Ses mains tremblent maintenant, le contrecoup. Il remarque d'autres cicatrices sur ses bras. Certaines ressemblent à des brûlures de laser. Elle a une histoire. Des combats. Des survies.

« Mon tour, » dit-elle enfin, se traînant vers lui. Elle grimace en bougeant, la jambe proteste. Elle examine son épaule, palpe doucement. Il retient un cri. « Luxation antérieure. J'ai vu pire. »

Elle déchire un pan de sa tunique déjà en lambeaux, le trempe avec le contenu d'une fiole. L'odeur âcre d'alcool et d'herbes médicinales emplit l'alcôve.

« Pourquoi tu fais ça ? » demande-t-il soudain. « Pourquoi m'aider ? Je suis… » Il cherche les mots. « Je suis une anomalie. Un virus. Tu l'as vu. »

Elle suspend son geste, le regarde vraiment pour la première fois depuis leur fuite. Dans ses yeux, pas de peur. Juste une fatigue immense et quelque chose d'autre. De la reconnaissance ?

« Tu aurais pu monter cette échelle. Tu as encore calculé les chances, n'est-ce pas ? Oublie les chiffres et bats-toi ! »

Il ne répond pas.

« L'Archivassin de ma mère… le vrai… » Elle nettoie une coupure sur son bras, ses mouvements doux mais efficaces. « Il calculait tout. C'était sa malédiction. Il voyait les probabilités mais jamais les personnes. Toi… » Elle marque une pause. « Tu as vu une personne et tu as fait un choix stupide. »

« Ça ne fait pas de moi un humain. »

« Non. Ça fait de toi quelqu'un qui mérite un nom. »

Elle place son pied contre sa cage thoracique. « Respire. À trois. »

« Attends… »

« Un. »

« Astou, je… »

« Deux. »

« Pourquoi tu — »

« Trois. »

Elle tire. Pas tout à fait sur trois.

Le clac de l'articulation qui retrouve sa place résonne dans l'alcôve. La douleur blanche explose derrière ses yeux, lui arrache un cri rauque. Puis vient la chaleur, le soulagement relatif. Son bras pend, inutile mais à sa place.

Il tremble, couvert de sueur froide. Astou s'effondre contre le mur à côté de lui, épuisée par l'effort. Sa jambe attélée est tendue devant elle. Ils sont deux épaves échouées dans le ventre de la ville.

Un long moment passe. Leurs respirations se synchronisent dans l'obscurité. Le goutte-à-goutte de l'eau devient une mélodie hypnotique. La douleur les lie.

« Dans le sanctuaire, » dit-elle soudain, brisant le silence. « Quand tu as refusé leur paix… J'étais dehors. J'ai entendu ton cri. Un cri de… refus. De rage pure. » Elle tourne la tête vers lui. « C'est à ce moment que j'ai su que tu étais différent. Parce que tu as choisi ta douleur plutôt que leur paix. »

Il ne répond pas immédiatement. Les mots sont difficiles à former, sa bouche avait oublié comment parler.

« Je ne sais pas qui je suis, » finit-il par dire. « Mais je sais ce que je ne veux pas être. Un outil. Une variable dans une équation. Un… » Il cherche. « Un fantôme. »

« Les fantômes ne saignent pas, » observe-t-elle en désignant son épaule bandée. « Ils ne font pas de choix stupides et ils ne sauvent pas les gens. »

Elle fouille à nouveau dans sa besace, sort des rations. Deux barres protéinées, une gourde d'eau. Elle partage équitablement. Le geste est simple, mais dans ce monde de calculs et de probabilités, le partage égal est révolutionnaire.

Ils mangent en silence. La nourriture a un goût de poussière et de désespoir, mais c'est réel. Tangible. Il mâche lentement, essayant de faire durer. Son estomac proteste : pas assez, jamais assez.

« Je ne peux pas continuer à t'appeler 'l'anomalie', » dit-elle en essuyant ses mains sur ce qui reste de sa tunique. « Les mots ont du pouvoir ici. Les noms façonnent ce que nous devenons. »

Elle l'observe, pensive. La faible luminescence de son implant éclaire son visage par intermittence, donnant à ses traits une qualité spectrale. Elle penche la tête. Plisse les yeux. Le juge.

« Tu as une tête de Yusuf. »

« Yusuf ? » Il manque s'étrangler avec sa barre protéinée.

« C'était le nom du fils du boulanger de mon quartier. Il avait tes yeux. Cette façon de regarder le monde, on aurait dit qu'il cherchait quelque chose qu'il ne trouvait jamais. » Un sourire triste. « Il a disparu lors d'une purge. Mais son nom… son nom mérite de continuer. »

Il goûte le mot. « Yusuf. » C'est étrange sur sa langue. Comme un vêtement qui n'est pas à sa taille mais qu'on pourrait ajuster. Un nom qui n'appartient à personne d'autre. Ni à l'Archivassin mort, ni aux systèmes qui l'ont créé. Un nom donné librement, accepté librement.

« Yusuf, » répète-t-il, plus fermement cette fois. Puis, parce qu'il faut bien dire quelque chose : « J'espère que je serai… à la hauteur! Du nom. Du boulanger. »

C'est maladroit. Elle sourit quand même. «Le boulanger était un connard. Mais son fils… il était bien.»

Dans le silence de leur refuge, quelque chose change. Le vide en lui n'est pas comblé, évidemment. Mais il n'est plus seul dans ce vide. Il a une alliée qui a risqué sa vie pour lui. Un nom qui n'apparaît dans aucune base de données. Une douleur qu'il a choisie.

Ce n'est pas beaucoup. Mais dans un monde qui nie son existence même, c'est un début.

Pour l'instant, c'est suffisant.